Travail? Qui a dit travail?

Bon, avec tout ça beaucoup d’entre vous devez vous demander : mais elle travaille ou quoi?

Et bien, pour ce qui reste de l’été j’investis mon bureau à  l’Université, où j’y travaille assez bien malgré un campus assez désolé pour les vacances (bien que les étudiants potentiels soient nombreux à  assister à  des séances d’orientation, avec leurs parents).

Mon bureau se trouve à  Porter College : http://www2.ucsc.edu/porter/

Les weekends j’ai commencé à  aller travailler au Café Pergolessi à  deux rues de chez moi (un mélange de dolle mol+verschueren+union avec l’avantage d’avoir une terrasse à  plusieurs étages et différents niveaux d’ombres, connexion wireless, et des dizaines de gens qui travaillent dans ses diverses salles avec leurs laptops, et de servir du très bon café et des thés sans caféine divers et variés).

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Etant donné que j’ai la joie de vivre maintenant avec une flopée de gens charmants ainsi qu’avec leurs invité-e-s et les miens, la vie sociale à  la maison n’est pas forcément la plus propice au travail :))) On est souvent 8 ou 9 à  dîner! Il vaut mieux se servir de ces « bureaux ».

Je vais donc à  ce petit bureau un peu sombre à  l’université pendant la semaine, et je me mets au travail pour un chapitre que j’écris pour un livre qui aura pour titre Thinking with Haraway qui me donne des idées”¦ (Les titres d’Isabelle font des émules de ce côté de l’Atlantique, on pourrait même ouvrir une collection ;)). Mon chapitre s’appelle : Thinking with care.

Et pour ceux et celles qui entretiennent encore l’idée que je suis une travailleuse modèle, malgré tous mes sérieux démentis au long des années, sachez que comme d’habitude je suis en retard et que je n’ai plus que deux semaines avant d’aller à  un witch camp activiste en Oregon…

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Et puis le passage par surprise d’un asturien errant en Californie a été le lieu de conversations sur ce travail que certain-e-s d’entre nous faisons dans un cadre académique.

Cela fait des mois années que des événements se succèdent qui font que je continue à  travailler dans ce cadre, et que pour beaucoup de gens, bien que je sais que ce n’est pas le cas pour la plupart d’entre vous, ami-e-s qui lisez ce blog, j’y suis comme un poisson dans l’eau. Comment pourrait-il en être autrement, d’autant plus avec une thèse bien jugée et une bourse prestigieuse?

Je cherche pourtant depuis des années, dans l’angoisse souvent, mais aussi en recevant beaucoup de joies, une manière d’exister dans ce monde académique sans y être engloutie. Il y a beaucoup de moments où j’en suis tout à  fait dégoutée, et où ce qui me retient est simplement la pensée que ce serait idiot de jeter par la fenêtre la chance que j’ai de pouvoir travailler et être payée pour faire quelque chose que j’aime.

Et puis, je suis assez prétentieuse pour penser que ce n’est pas à  moi seule que je dois de continuer, mais à  toutes les personnes qui m’ont soutenue, et à  celles dont je me pense l’héritière, les femmes qui se sont battues pour que nous, des femmes comme Sarah et moi, soyons là  où on est (mais pas n’importe comment). Et puis justement je ne suis pas toute seule, non seulement j”™ai Sarah (bénie soit-elle !)”¦ mais je pourrais continuer la liste, beaucoup de celles qui connaissez ce blog y seriez.

L’espace blog est très bizarre pour moi, cette combinaison d’intimité et publicité. D’un autre côté c’est une contrainte intéressante parce que cela me pousse à  élaborer un peu plus des sentiments et sensations qui autrement resteraient justement trop intimes et peu intéressants à  partager avec quiconque, surtout trop loin d’une bière comme c’est le cas avec ce genre de communication.

Comment faire sens de cette expérience bizarre que sont devenus ces purpledays? : celle d’être en même temps en train de participer à  une entreprise académique d’élite, élites “progressistes” en ce qui concerne cet endroit, mais élites quand même… et faire des expériences californiennes qui vont du massage tuina (santa cruz est le paradis du self-care et des médecines alternatives), à  l’apprentissage au côté des sorcières néopaiennes activistes, à  (re)trouver les plaisirs des joies simples d’une maison communautaire remplie à  ras-bord, et approfondir des connexions politiques comme lors des rencontres avec Sharon Martinas à  SF toutes les trois semaines pour apprendre sur les modes de lutte des activistes nord-américains contre la “white supremacy”, sans oublier l’expérience d’initiation à  la permaculture…

En fait ça fait des années que tout ça est en cours, que ma vie-travail est un caleidoscope compliqué, mais qu’il était devenu lourd de le gérer. Je n”™avais plus de joie avant de venir ici. Soyons clairs : j”™étais « burned out ». Car malgré que je sais bien que c”™est aussi tout ce que je fais « en dehors » qui me nourrit, et ben c”™est pas facile de tenir les mille bouts. à‡a paie aussi au niveau du corps : comme j”™ai pu être crevée et râleuse”¦ !

Et puis aussi, peut-être le fait d’avoir passé le cap thèse, d’avoir obtenu cette bourse, qui font que je ne peux plus faire comme si je n’y étais pas, ou comme si demain je pouvais tout arrêter (avec le phantasme de l’échec potentiel faisant office d’échappatoire malsaine).

Quand j’ai obtenu cette bourse quelque chose a changé. Et au début, les trois premiers mois je me sentais comme une sorte de cendrillon au bal, sauf que le bal ne m’éblouissait pas, il me faisait peur et me reboutait même. La belle robe du titre “Marie Curie Fellow” je n’arrivais pas à  l’assumer, la chance de travailler avec une auteure féministe aussi aimée longtemps par ses écrits non plus, et je n”™assumais pas non plus d’avoir la confiance de celles qui m’ont soutenu pour arriver ici. Comment allais-je y arriver ?

En fait, malgré toutes ces années d’université, je crois que je me sentais toujours comme une immigrée mal dans sa peau, désajustée, à  laquelle on a donné des papiers après services rendus à  la patrie d”™adoption (bien que je n”™aie toujours pas de carte d”™identité belge j”™ai un diplôme de docteure) mais dont l”™accent et les manières ne trompent pas. Elle n”™est pas à  sa place, elle n”™est pas dans « sa classe ». Le fait de m’arracher de la Belgique et de l”™ULB, espaces que j’avais réussi plus ou moins à  domestiquer au bout de 15 ans, n’a pas aidé.

Au début ici je n’avais plus aucun sens de l’humour, je pensais en même temps que je n’étais pas à  la hauteur et en même temps qu’il n’y a pas de quoi être fier de travailler à  l’Université dans un monde qui se déchire tous les jours et pour lequel l’Université ne fait pas grande chose. Recette explosive de pensées empoisonnantes, idéale pour tomber dans le cynisme, ou dans la déprime névrotique de nombre de chercheuses et chercheurs.

Le EAT a été le moment clé. Non seulement parce que l’expérience est en elle même healing, et intéressante et nourrissante. Mais peut-être aussi car alors que je me jouais le rôle de “je peux toujours arrêter et travailler à  la ferme comme vous activistes de la permaculture”… ceux qui travaillaient à  la ferme, ceux qui comme Starhawk ont quitté l”™académique, me renvoyaient l’image de “nous avons besoin que tu continues là  où tu es”… mais que tu restes liée avec nous !

ça veut dire quoi être cette manière d’être en même temps une chercheuse privilégiée qui n’est pas contente de ce qu’est ce monde dans lequel elle est amenée à  travailler et pourtant y trouver son compte ? Comment ne pas vendre ma joie ? (mon nouveau moto, inspiré du roman L’Art de la Joie de Giolarda Sapienza que mon amie Laurence Gouillart m’a offert – moto qui remplace toute tentation de flipper à  ne pas “vendre mon âme”)…

Des moments d’émerveillement ne cessent pourtant pas, un cœur « bumpe » à  la lecture d’une pensée qui te prend, ou d’un mot nouveau qui te frappe dans le front, mais surtout, une joie survient à  la rencontre dans ce monde de gens vivants, ou, comme le dirait marcos, ” qui ne sont pas cassés”. Ou ce matin quand Sarah et moi avons conçu le squelette d”™un petit article à  écrire ensemble et cet après midi elle nous a arrangé un wiki pour que nous puissions travailler sur le texte ensemble même à  distance.

En fait, maintenant avec un peu de recul et le pied enfoncé sur la pédale écriture, je me dis que peut-être que travail et vie n’ont fait qu’un ce printemps et ce début d”™été, (bien que l’écrire soit toute une autre histoire), et peut-être depuis bien longtemps.

Il y a cette recherche quotidienne d’inter croissements des fils de vie-travail et puis qui se nourrissent mais qu’il n’est pas facile de garder connectés, fils d”™activisme féministe mais aussi les affaires nouvelles de distance avec ses amours quand on est à  9000 km, et que dire des ami-e-s et famille que l”™on délaisse”¦

Et il y a ce que j’écris et dois écrire, ce que je lis et recherche… Pour le moment, sur comment Haraway et autres « pensent avec soin », sur comment des académiques inquiet-e-s et engagée-s sont restés dedans et ne sont pas cassés et ne cessent de nous nourrir, sur les histoires de leurs vies qui continuent une lutte dans leurs contextes de travail, sur comment le féminisme survit et se renouvelle y compris à  l’université, et il y a surtout cette respiration de longue haleine que consiste à  tenter de garder vivant le cri de Virgina Woolf qui est le titre de ma thèse, et, inchalah, du livre à  venir : Think we must!

Et il y a ce monde, et que dans cette petite ville la guerre ne s”™entend pas et que ça fait encore plus bizarre d”™être paralysée sans pouvoir rien faire quand c”™est comme ça, et qu”™il fait beau ici et que c”™est une ville de vacances, et quand des gens tout à  fait à  gauche et critiques de leur gouvernement et médias te demandent encore : « ah bon ? Il se passe quelque chose au Liban ? » Et que dans les listes féministes on se bagarre aussi quand on critique la politique d”™Israel”¦ et que c”™est pas facile de se bagarrer avec ses copines activistes-chercheuses, déjà  qu”™on est peu, mais que pourtant on continue à  essayer de se parler. Et puis il y a que pour finir on est au moins d”™accord de soutenir ici et maintenant celles et ceux qui n”™ont pas le loisir maintenant de se disputer dans des longs mails parce quand même anti-sionisme n”™égale pas anti-sémitisme ! (D”™ailleurs si vous pouvez, soutenez cette action) : http://sanayehreliefcenter.blogspot.com/

C”™était avec des guerres en face que Woolf cria Think we must ! Après s”™être franchement demandé si cela valait la peine pour les femmes de se battre pour “y être”, à  l’université, lieu excluant de la connaissance au lieu de poursuivre l”™action secrète au quotidien. Elle encourage (les femmes) à  penser. Pensons, disait-elle, « dans les bureaux, les autobus, les mariages, les baptêmes et les funérailles ». Universitaires ou pas, « ne cessons jamais de penser ce qu”™est cette « civilisation » dans laquelle nous nous trouvons ». Ne cherchons pas d”™excuse dans le fait que l”™on manquerait de temps pour penser, occupées que l”™on est à  « gagner notre pain » ou à  « organiser des bazars »”¦ et autres « batailles ». Woolf pensait que les femmes pourraient (qu’elles n’auraient pas le choix de) continuer à  penser comme elles l”™ont toujours fait « tandis qu”™elles touillaient dans la casserole, tandis qu”™elles balançaient le berceau » . Penser « dans le secret » pour interroger ce que sont ces « professions » auxquelles nous voulons avoir accès et pourquoi nous devrions faire de l”™argent en les exerçant, penser pour questionner « vers où, en somme, nous mène-t-elle, la procession des fils des hommes cultivés».

Maintenant que j’ai eu le choix, que je fais partie de la procession, ces mots sont d’autant plus importants… (et les bus aussi, particulièrement, en ce qui me concerne pour l”™instant, le Greyhound).

Allez, vous voyez? Je travaille quand même.

Assez de tartiner ce pauvre blog… Suite au prochain numéro

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