Lo claro, lo oscuro (y lo claroscuro)

Samedi celle qui est devenue mon amie Clea m’a invitée à  faire une promenade sur le West Cliff Drive, la longue promenade qui longe l’océan. Bon plan pour soigner le jetlag! La journée était magnifique, un soleil éclatant et chaleureux, un vent un peu frais, mais fort, des vagues incroyables (les surf-accros étaient aux anges, et c”™est vrai qu”™on dirait des anges noirs aux larges ailes d”™écume s”™enroulant sur la mer). On marchait dans une atmosphère d’argent, épaisse de lumière, l’océan bleu profond, les gens rayonnant, la plage des chiens était à  son comble de jeux fous. Tout était brillant, gai et irréel.

(Bon pour tout vous dire, jeudi j’ai vu une baleine au loin, du même endroit).

Après cette promenade je suis rentrée à  la maison, je me suis cuisinée un diner rapide et puis me suis apprêtée pour aller boire un verre en ville (ça arrive trop rarement pour ne pas profiter de l’occasion pour se faire un peu joli). J’avais rendez vous avec Berna et Feza, un couple de turcs qui sont devenus des copains, à  Sarah et à  moi. Ils partent en juin (Berna fait sa thèse en sociologie sur un groupe religieux turque et leur rapport avec la science, son mari Feza est prof de mathématiques à  Ankara et il est la confirmation vivante que le scientifique fou et maladroit charmant n’est pas un mythe, il existe bel et bien. Il paraît que ses étudiants l’adorent, qu”™à  la fin d’un cours il perd la chemise (descamisado) et il a de la craie partout, jusqu’à  dans les lunettes! (c”™est Bena qui raconte en riant aux larmes). Je suis triste qu’ils partent bientôt. C’était très gai, j’ai fait connaissance avec un bar à  tacos très populaire et on a bu deux carafes de Margarita! Donc, j’étais un peu soule…

Je voulais rentrer tôt, pour me reposer. Je leur ai dit au revoir sur le trottoir.

C’est quand ils sont partis que j’ai réalisé que j’étais tombée dans une scène de descente aux enfers version post-moderne – et version douce (car je n”™avais pas peur). En fait, c’était ma première soirée de samedi en ville. Il était 22h30, les commerces fermés, les cafés et restaurants ouverts. Cette rue principale, Pacific Avenue, ressemble de jour (dixit Didier) à  un décor de Disneyland (en fait c’est un peu exagéré mais comme les bâtiments ont été reconstruits après le tremblement de terre de 1995 tout à  l”™air un peu en carton pâte). Et ben, samedi soir, j”™aurais bien vu apparaître des personnages masqués avec des longues capes, des fantômes et des fuegos fatuos. A tous les coins de rue il y a des groupes de jeunes et moins jeunes, entre punks, grunges et sdf, tous ont l”™air d”™avoir fumé, ou autre chose, tout le monde te parle, tout le monde veut du « spare change ». Et un flux de gens marche sur l”™avenue, de tous les âges, de looks divers. Les bancs publics sont tous occupés, souvent par des gens en train de boire (des bouteilles cachées dans des sachets en papier brun), ici un type joue du djembé et chantonne tout seul, comme en transe. Je n”™ai pas peur, mais c”™est vraiment étrange. Un décor de désœuvrement paraît s”™être étalé à  quelques centaines de mètres seulement de la promenade de lumière.

Dans tout ça, j”™ai été capturée par une scène magique, triste et folle : trois jeunes musiciens jouent une très belle musique, et autour, d”™autres jeunes dansent, une danse lente et bizarre, chacun dans son monde, souriant ou le regard perdu. Des hippies ? Pas tout à  fait, ils sont jeunes, look de la generation seattle, ils sont beaux et en pleine santé et la musique n”™a rien à  voir avec celle des sixties. C”™est plutôt une ballade qui rappelle The Ex.

Au violon une jeune fille, très jolie, les cheveux blonds coupés de manière asymétrique, une longue jupe noire et une veste en velours brun roux, des bottes. A l”™accordéon un beau garçon, moins jeune, peut-être trente ans, blanc craie et cheveux très noirs, les yeux bleus et un regard intelligent et serein, leur complicité est patente en jouant. Ils rient et sont sérieux en même temps, il y a quelque chose de grave, de responsable, dans leur allure. A la basse un autre jeune homme. J”™ai oublié son visage. Les deux gars sont tous vêtus de noir.
J”™étais fascinée, je voulais danser aussi. Mais je n”™ai pas osé, je me sentais vieille. Les danseurs tous différents, une belle fille aux cheveux emmêlés, danse comme une indienne, à  genoux, elle descend le dos en arrière, presque à  terre et regarde vers le ciel en faisant des boucles de ses bras, pouce et indice collés.
Ses bras sont ronds et frais, les joues roses. Elle aussi à  un regard intelligent, la souplesse d”™un jonc, d”™un roseau, d”™un serpent ? Elle est magnifique. Une autre fille vêtue d”™une robe blanche très retro, presque d”™épouse de colon, avec une boutonnière de dentelle sur la poitrine, le sourire stupéfait, le visage figé, elle aussi est contorsionnée, par la musique qui la traverse, doucement. Mais le fantôme est plutôt cette petite fille, un couple qui paraissait passer par là , avec une petite fille très maigre, très vive, dit bonjour à  la danseuse blanche, et puis la petite fille se joint à  la danse, elle est bizarre, lutinesque, et je comprends qu”™elle ne peut pas être si blanche, elle est maquillée, mais pas vraiment maquillée elle a seulement le visage blanc de craie. Comme si elle était couverte de talc, elle est vraiment bizarre. Elle danse aussi, puis la jeune femme en blanc à  la robe de dentelles se pose à  genoux par terre, on dirait une grande libellule blanche, la petite s”™installe sur les genoux comme un papillon, elle a des oreilles pointues, et elles continuent, comme un fantôme à  deux têtes, a bouger les bras vers le ciel noir de la nuit, robe et visages blancs sous les lampadaires oranges.

D”™autres danseurs sont moins gracieux, mais tout autant lunaires, un garçon dont la maigreur fait peur et qui lui a l”™air tout à  fait perdu, voire malade, danse sur place, faisant des petits bonds, hors de la musique, ou du moins hors de celle que j’entends moi. Il y en a encore trois ou quatre, dont un qui n”™arrête pas de faire des petits bonjours et reverences aux passants.
Je fuis son regard. Je me suis installée derrière le couple qui a amené la petite fille et qui regarde souriant la scène, je me cache un peu, sur le trottoir refugiée sous la porte d”™un magasin. Et pourtant j”™aimerais tellement danser avec eux. Je tiens mon vélo d”™une main, et j”™ai honte car il est si neuf, je voudrais qu”™il soit vieux. Mais personne ne me regarde. D”™autres jeunes entourent la scène, simplement assis sur des bancs, riant et bavardant. Au milieu, par terre, une caisse de violon deborde de billets verts. Mais pour en déposer un il faudrait que je m’avance au centre. La violoniste et l”™accordéoniste continuent leur dialogue sans mots, leurs corps et sourires rythmés. C”™est magnifique. Et si sombre. Le noir de la nuit est beau et velouté, et j”™ai l”™impression d”™être au bout du monde, loin, à  la fin du monde. Il ne reste plus que cette rue au milieu du néant. Et ces gens dansent cette fin mais nous font aussi un début. C”™est glauque, mais c”™est un véritable rêve.

Je m”™en vais, je dois rester de trop, à  moins de plonger dans un autre monde, ailleurs où personne ne pourrait me reconnaître, je serais aussi libellule ou serpent. Je pédale ma fuite, le coeur dans la gorge, je quitte cette rue enfoncée et monte des ruelles solitaires entre les petites maisons alignées.

C”™est Santa Cruz, Californie, un samedi, jour et nuit, contrastes.

Pas étonnant, les voitures arborent ici un autocollant qui dit ainsi : Keep santa cruz weird.

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